L’entrée de l’enfant dans le langage et le Witz

 

 

                               Gilbert LINDENLAUF

 

 

 

L’entrée de l’enfant dans le langage et le Witz ont-ils une homologie de structure ?

Mon interrogation est partie du malentendu que les enfants qui entrent dans le langage font au niveau du code de la langue.

Ce que Freud énonçait ainsi : « Nous remarquons chez l’enfant, qui comme on le sait, est encore habitué à traiter les mots comme des choses, l’inclination à chercher derrière des sonorités de mots identiques ou similaires, une signification identique, inclination qui est la source  de nombreuses erreurs dont rient les adultes ». ( « le mot d’esprit » p. 227 ; collection Folio-Essais ) .

 Freud mentionne également chez l’enfant « le plaisir de retrouver le connu », ainsi que le libre jeu avec les mots « sans se soumettre à la condition de sens » exigé par « la raison critique ».

Freud qualifie ses jeux avec les mots de « jeux innocents » et mentionne ce rapport de l’enfant aux mots pour rendre compte du processus du Witz à l’œuvre chez l’adulte.

 

Pour Freud, le Witz suppose une structure à trois : « Outre la première personne qui fait le mot d’esprit, il en faut une deuxième qui est prise comme objet de l’agression à caractère hostile ou sexuel, et une troisième en qui s’accomplit l’intention du mot d’esprit qui est de produire du plaisir ». ( p. 193 )

 

Le jeu avec les mots, essentiellement condensation, déplacement, figuration par le contraire, permet « le plaisir préliminaire » se mettant au service d’un contenu de pensée inconscient visant une deuxième personne, et qui ne pourrait être accepté sans déguisement par une troisième personne

Le gain de plaisir produit, la jouissance réalisée dans l’Autre ne saurait l’être sans effet de surprise. C’est malgré elle que le refoulement est levé dans la troisième personne, provocant le rire, attribué par Freud à une décharge, à la levée d’un investissement de refoulement qui n’est plus utilisable, réalisant ainsi une économie de dépense d’inhibition.

 

La première personne, bien qu’elle éprouve aussi du plaisir, ne peut rire du mot d’esprit. S’il y a bien également chez elle un gain de plaisir lié à la suppression de l’investissement inhibiteur, « la dépense entraînée par le travail du mot d ‘esprit se déduit (…) du gain obtenu lors de la suppression de l’inhibition. » (p 273 )

 

Freud mentionne que d’une façon générale, « …dans nos processus de pensée, nous sommes constamment entraînés à déplacer de tels investissements d’une voie vers une autre, sans rien perdre de l’énergie de ces derniers par décharge » ( p. 276 ). Le mot d’esprit réalise dans la troisième personne un allègement général du système grâce à la décharge.

 

Au niveau de la première personne, il y a production de plaisir par simple réduction de la dépense locale, mais sans décharge, ce qui est économisé ici étant réutilisé ailleurs

 

Freud indique à titre d’hypothèse, mais qui me parait essentielle, une « jouissance manquée » chez le créateur du mot d’esprit, qui le pousserait à communiquer ce dernier à autrui, récupérant ainsi une part de cette jouissance. (p. 280 ).

 

Nous poserons que l’enfant confronté au code de la langue, qui joue de sonorités de mots identiques, se trouve à la même place que la personne adulte créatrice du mot d’esprit.

 

Freud nous donne un exemple de cette « recherche de signification identique » derrière une sonorité identique chez l’enfant ( p.326 ) : Il s‘agit d’une petite fille – « Mädi » -, en allemand, de 3ans1/2, à qui, ayant été malade d’avoir trop mangé, on a donné de la « Medizin ». Mettant son frère en garde de trop manger, elle déclare qu’il devrait alors prendre de la « Bubizin » - « Bubi » signifie petit garçon. Il nous semble que la substitution par homophonie de « Mädi » à « Medi » induit un effet de métaphore selon la formule qu’en donne J. Lacan. Le néologisme « Bubizin » indique l’effet de signification produit pour le sujet – Freud parle ici de « franchissement d’une limite - d’avoir rangé sa prise de « Medizin » sous le signifiant de son être sexué de fille – « Mädi » . Du même coup son mal de ventre devient le signifié du signifiant « Mädi ».

 

« La recherche d’une signification identique » dont parle Freud est l’effet de la primauté du signifiant sur le signifié, signifiant (dont nous rappelons qu’il s’agit du phonème, « motérialité » selon Lacan ) qui entre dans une combinatoire avec d’autres signifiants par substitution ou contiguïté, produisant des effets de métaphore et de métonymie où se révèle le sujet comme effet du signifiant. Dans l’exemple donné, le « franchissement d’une limite » ne nous semble pas concerner l’identité entre deux signifiants, mais concerne le franchissement de la barre entre le signifiant et le signifié comme effet d’une combinatoire signifiante, à partir de deux signifiants bien délimités, eux, que sont « Mädi » et « Bubi »

 

Approfondissons ce rapport entre la prise du langage par l’enfant et le Witz à partir d’un exemple clinique emprunté à la vie quotidienne.

 

Il s’agit d’une enfant de 3 ans, qui, entendant dans une lecture qui lui est faite sur les tortues, les mots : « tortue imbriquée » ( il s’agit d’une race de tortue ) s’exclame : « Une tortue imbriquée c’est comme un mégot ». Situons le contexte de cette phrase à priori obscure :

 

-         Cette enfant manifeste un vif intérêt pour les tortues, comportant que celles-ci puissent être écrasées : Les tortues entrent donc dans un certain champ narcissique, à la place de cette « deuxième personne » de Freud, objet du mot d’esprit.

-         D’autre part, cette enfant porte un intérêt non moins vif au fait que son père écrase la cigarette devenant mégot qu’il a préalablement allumée avec un briquet.

 

Si nous décomposons la phrase :

 

Une tortue  imbriquée

                   un briquet c’est comme un mégot

 

Nous aurions :

 

Une tortue s’écrase

Un briquet allume une cigarette, qui, écrasée, devient mégot

 

La substitution par homophonie  de « un briquet » à  « imbriquée » permet la mise en connexion de tortue à mégot .

Je précise que cette enfant ne confond pas deux « choses » à partir de l’homophonie puisque manifestement aucun briquet n’est figuré sur la page du livre et qu’aucune question ou recherche de l’enfant ne va dans ce sens.

 

Cette phrase recèle à la fois une métaphore et une métonymie. Métaphore par substitution de « un briquet à « imbriquée ». Métonymie par la mise en connexion de « tortue » à « mégot »

 

Remarquons que :

-         Cette enfant a manifestement du plaisir à retrouver le signifiant déjà connu « un briquet » hors de son contexte habituel.

-         - Qu’elle ne pose pas la moindre question sur la signification de « tortue imbriquée », qu‘elle ne connaît pas, mais qui ne fait pas énigme pour elle.

 

Le fragment de chaîne signifiante isolé « un briquet c’est comme un mégot » qui ne signifie rien dans la langue courante prend sens de l’élision du mot cigarette que cette enfant connaît pourtant, pour ne retenir que les deux temps de l’allumage et de l’écrasement, fragment de jouissance orale perçue par l’enfant, scandée, limitée par les deux signifiants « briquet » et « mégot ».

 

La phrase « une tortue imbriquée c’est comme un mégot » occulte « écrasée » : la rencontre avec le signifiant « imbriquée », son avènement dans la chaîne signifiante par combinatoire est ce qui permet le refoulement de « écrasée ». Grâce à la substitution de « un briquet » à « imbriquée », « écrasée » peut être désormais non-dit : le désir qui concerne « écrasée » passe à l’inconscient.

 

Nous sommes bien dans la structure du Witz dont Lacan indique qu’elle est une métaphore. Toute métaphore, même réussie, comporte un résidu, un reste, un refoulement, la jouissance manquée dont parle Freud. Dans le Witz tout à la fois se refoule et s’évoque un contenu latent : par « im-bri-qué » vient s’évoquer et se taire au maximum le contenu latent écrasé.

 

Dans la prise du langage par l’enfant, un désir, comme dans le Witz, se joue entre le Code et le Message. Le Witz est une irruption du message  par l’ambiguïté du code, impliquant le rapport du Sujet à l’Autre.

 

Devons-nous concevoir que pour l’enfant qui rencontre des signifiants nouveaux, ceux-ci sont à même d’entrer, par différence d’avec des signifiants déjà connus, dans une combinatoire engendrant des effets de métaphore et de métonymie ? Le plaisir de l’enfant à jouer avec les sonorités et les mots n’est-il pas l’indice d’une métaphore où le sujet se constitue ?

 

L’usage métaphorique du signifiant est corollaire du plaisir pris à l’exercice du signifiant : Lacan ( séminaire du 4 décembre 1957 ) indique que toute inscription dans l’Autre détermine à la fois un désir – inconscient – et le plaisir pris dans l’exercice du signifiant.

 

Ce qui est manqué de jouissance par l’enfant  dans le rapport à l’Autre n’est-il pas transposé, pour une part, dans le plaisir que l’enfant  prend à l’exercice de nouveaux mots, lui permettant ainsi l’appropriation  des signifiants et de la syntaxe de sa langue ?

 

Manque de jouissance qui est double :

D’une part, l’usage du signifiant s’origine d’un manque à dire, d’un ratage nécessaire dans le rapport à l’Autre, de devoir en passer par les signifiants de l’autre où le sujet s’aliène.

 

D’autre part, le sujet « récupère pour une part » - mais une part seulement – selon la formule freudienne, cette jouissance perdue en usant de la métaphore pour faire passer son message dans l’Autre, opération comportant elle aussi un reste.

 

L’usage que l’enfant fait des signifiants à l’aube de sa parole ne réévoque-t-il pas comme le Witz « la dimension par laquelle le désir, sinon rattrape, du moins indique ce qu’il a perdu sur le chemin » ( Lacan, 4 décembre 1957 )

 

De la première opération dans le rapport à l’autre nous ne pouvons rien dire, sinon dans un après-coup. En témoigne une enfant de 15 mois entendant dans l’histoire que lui raconte ses parents la phrase : « deux petits ours sont nés » et qui désigne alors son nez. La conjonction sexuée comme « …la mort est à la fois la limite et l’origine d’où part toute parole » ( 20 novembre 1957 ). Dimension doublement métonymique ici de l’usage du signifiant en rapport à la conjonction sexuée impossible à dire et d’une partie de son corps désignée en relation à cet impossible à dire.

 

Esquissons ici la parenté entre la structure du Witz et la structure de la Dénégation telle qu’énoncée dans le texte de Freud : « Die Verneinung » :

Dans ce que la parole doit à un impossible à dire, équivalent de « l’Ausstössung.

Dans sa forme : quelque chose est dit en le taisant à travers autre chose effectivement dit.

 

A partir de l’énoncé freudien de départ, que conclure ?

La confusion  des signifiants par homophonie n’implique pas de confusion au niveau du signifié linguistique ( la chose qui serait désignée par le mot ), mais une mise en connexion avec d’autres signifiants. Sur le plan de la signification, l’enfant utilise l’ambiguïté du code pour faire passer son message.

La prise du langage par l’enfant nous paraît structurellement identique à celle du Witz par l’adulte, ceci d’autant que l’enfant est plus « près »  de l’aliénation aux signifiants de l’Autre.

 

Peut-on utiliser l’équivoque signifiante dans une cure d’enfant qui n’a pas encore accès à l’écriture ? ( question posée par Colette Soller dans la lettre mensuelle no 63 )

N’est-ce pas justement quand l’homophonie ne produit pas de métaphore que se constitue un symptôme pour l’enfant ?

Nous pensons à un enfant de 2 ans1/2 pour qui se posait la question d’aller déféquer sur le pot ou de garder ses couches, pour qui aller se coucher le soir devint une épreuve. Ce symptôme transitoire fût levé  d’avoir entendu l’équivoque « couche – coucher » et donc de la (re)mettre en jeu. Il me semble que nous avons là ce qui serait visé par l’usage de l’équivoque dans une cure d’adulte.

 


 

 

 

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